La conscience humaine est au croisement de la réflexion entre la philosophie existentielle et les neurosciences. S'interroger sur le moi conscient revient à renouer le dialogue, créer des "ponts" et définir une première approche fondamentale entre deux disciplines qui sont au centre de mes interrogations depuis plus d'une décennie. Je vous propose de lire le premier volet d'une courte réflexion philosophique sur l'éternité et l'immortalité...
La première démarche du philosophe, lorsqu’il se détourne du monde pour se livrer à la spéculation, est de méditer sur la mort. Car s’il connaissait la mort, il saurait toute la vérité sur la vie. Semblable à Adam avant le péché, il ne connaîtrait pas le tragique du désir, il ne connaîtrait pas l’angoisse. Un instant de détente au milieu de ses jeux multiples, et voici l’homme obligé de faire face à la question qui s’impose essentielle, inéluctable : « Que signifie tout cela ? »
Pourquoi travailler puisqu’un peu plus tôt ou un peu plus tard, ce « moi » que je cultive disparaîtra ? Pour donner du plaisir aux autres hommes ? Mais ce désir sera pourri à la racine, comme le mien, dès que l’idée traîtresse se glissera en eux. Jouer, se divertir, pour combler le vide des heures ? Mais le jeu, par définition, n’engage pas l’existence – il ne peut donc apporter que l’ennui qui, vierge et monotone, est tissé de sa propre fin : on a soif de la mort autant qu’on la redoute. Et cette affirmation est vraie pour tous les hommes, au même degré, et non pas davantage pour ceux qui croient à une survie. Car notre instinct primordial, essentiel, voit dans la mort non pas une porte ouverte sur une nouvelle vie ou sur un néant, mais l’achèvement nécessaire de cet acte fini qu’est la vie, le dénouement « tragique » sans lequel nous n’aurions même pas la notion d’existence. De même que, s’il n’attendait le dénouement, le spectateur ne concevrait pas l’action de la tragédie. La mort est donc la condition même de la vie, l’événement qui lui confère son intérêt.
C’est parce que je mourrai que je puis dire « moi » car c’est par ce mot que se pose d’abord l’existence. Or ce « moi » qui, à mesure qu’il s’affirme, prend une conscience plus grande de sa finitude et veut, par-dessus tout, se connaître et explorer ses limites. La mort est sa limite dans le temps. Voilà pourquoi je l’interroge, ne sachant rien d’elle, sinon qu’elle « est », nécessairement.
Par définition, la mort est le seuil au-delà duquel le moi s’abolit de lui-même devenant le non-être, mais cela ne signifie pas le non-être absolu. Car ce néant absolu se contredirait de lui-même dès qu’il serait pensé comme tel, car la pensée ne peut pas réaliser une absence – son objet est obligatoirement de l’être. Il faut donc que toute pensée s’abolisse avec moi pour que ma mort soit le seuil du néant. Mais, à moins d’être solipsiste, je ne peux nier qu’après moi d’autres consciences affirmeront la vie, réalisant ainsi de l’être qui, tout en étant du non-moi, aura ceci de commun avec moi, qu’il progresse vers une fin à laquelle il demande sa signification. Donc, ma mort elle-même risque de perdre toute sa valeur dès que je sais, qu’après elle, d’autres vivront encore, d’autres dont l’existence est liée à la mienne par des fibres intimes et profondes. La fin suprême tant désirée se dérobe, en fuyant sur la ligne du temps. À plus forte raison, il en est évidemment de même si la mort est pour moi le seuil d’une nouvelle vie, simple transformation qui me prolonge indéfiniment dans la durée. Telle est l’immortalité, négation indéfinie de la fin souhaitée qui, fixant la limite de l’existence, achèverait l’angoisse. Mais cet apaisement m’est refusé. Prisonnier de la durée, je suis obligé de me penser comme immortel, c’est-à-dire voyageur perpétuel sur un chemin sans fin, sans attrait sérieux parce qu’il n’a pas de terme. Ainsi subsiste cette angoisse ambiguë, cet ennui dont j’espérais me libérer en domptant la mort redoutable, parce que cette même mort, l’objet de mon désir le plus profond, ne m’appartient pas et m’échappe.
© Philippe NOËL - 2018