Pensées philosophiques

La première démarche du philosophe, lorsqu’il se détourne du monde pour se livrer à la spéculation, est de méditer sur la mort. Car s’il connaissait la mort, il saurait toute la vérité sur la vie. Semblable à Adam avant le péché, il ne connaîtrait pas le tragique du désir, il ne connaîtrait pas l’angoisse. Un instant de détente au milieu de ses jeux multiples, et voici l’homme obligé de faire face à la question qui s’impose essentielle, inéluctable : «  Que signifie tout cela ? »

Pourquoi travailler puisqu’un peu plus tôt ou un peu plus tard, ce « moi » que je cultive disparaîtra ? Pour donner du plaisir aux autres hommes ? Mais ce désir sera pourri à la racine, comme le mien, dès que l’idée traîtresse se glissera en eux. Jouer, se divertir, pour combler le vide des heures ? Mais le jeu, par définition, n’engage pas l’existence – il ne peut donc apporter que l’ennui qui, vierge et monotone, est tissé de sa propre fin : on a soif de la mort autant qu’on la redoute. Et cette affirmation est vraie pour tous les hommes, au même degré, et non pas davantage pour ceux qui croient à une survie. Car notre instinct primordial, essentiel, voit dans la mort non pas une porte ouverte sur une nouvelle vie ou sur un néant, mais l’achèvement nécessaire de cet acte fini qu’est la vie, le dénouement « tragique » sans lequel nous n’aurions même pas la notion d’existence. De même que, s’il n’attendait le dénouement, le spectateur ne concevrait pas l’action de la tragédie. La mort est donc la condition même de la vie, l’événement qui lui confère son intérêt.

C’est parce que je mourrai que je puis dire « moi » car c’est par ce mot que se pose d’abord l’existence. Or ce « moi » qui, à mesure qu’il s’affirme, prend une conscience plus grande de sa finitude et veut, par-dessus tout, se connaître et explorer ses limites. La mort est sa limite dans le temps. Voilà pourquoi je l’interroge, ne sachant rien d’elle, sinon qu’elle « est », nécessairement.

Par définition, la mort est le seuil au-delà duquel le « moi » s’abolit de lui-même devenant le non-être, mais cela ne signifie pas le non-être absolu. Car ce néant absolu se contredirait de lui-même dès qu’il serait pensé comme tel, car la pensée ne peut pas réaliser une absence – son objet est obligatoirement de l’être. Il faut donc que toute pensée s’abolisse avec moi pour que ma mort soit le seuil du néant. Mais, à moins d’être solipsiste, je ne peux nier qu’après moi d’autres consciences affirmeront la vie, réalisant ainsi de l’être qui, tout en étant du non-moi, aura ceci de commun avec moi, qu’il progresse vers une fin à laquelle il demande sa signification. Donc, ma mort elle-même risque de perdre toute sa valeur dès que je sais, qu’après elle, d’autres vivront encore, d’autres dont l’existence est liée à la mienne par des fibres intimes et profondes.

La fin suprême tant désirée se dérobe, en fuyant sur la ligne du temps. À plus forte raison, il en est évidemment de même si la mort est pour moi le seuil d’une nouvelle vie, simple transformation qui me prolonge indéfiniment dans la durée. Telle est l’immortalité, négation indéfinie de la fin souhaitée qui, fixant la limite de l’existence, achèverait l’angoisse. Mais cet apaisement m’est refusé. Prisonnier de la durée, je suis obligé de me penser comme immortel, c’est-à-dire voyageur perpétuel sur un chemin sans fin, sans attrait sérieux parce qu’il n’a pas de terme. Ainsi subsiste cette angoisse ambiguë, cet ennui dont j’espérais me libérer en domptant la mort redoutable, parce que cette même mort, l’objet de mon désir le plus profond, ne m’appartient pas et m’échappe.

Puisque ni la philosophie pure, ni quelque dogmatique ne résolvent le conflit fondamental entre éternité et immortalité, l’homme doit se tourner vers lui-même, car c’est en lui que gît la source de la contradiction.

« Exegi monumentum aere perennius » (J'ai achevé un monument plus durable que l'airain) s’écrie Horace, en livrant son travail à l’histoire, se perpétuant ainsi, sous une forme résistante qui coïncide avec le temps et qui dure avec lui. À supposer que le monde n’ait pas de fin, l’œuvre ne finira pas, c’est-à-dire existera en soi pendant une durée indéfinie. Il est bien entendu qu’il s’agit ici d’une immortalité idéale : il n’y a pas d’œuvre absolument immortelle, car la nature accomplit lentement son œuvre de destruction. Mais cet exemple est une image, un symbole de l’immortalité de l’individu, qui, pour avoir un certain temps coïncidé avec l’histoire, dure avec elle ; or cette histoire est par définition sans terme, donc immortelle. L’éternel au contraire se définit par la négation du temps ; le génie créateur conçoit son œuvre comme dans un éclair, et nous avons vu qu’il est, pour tout homme, des instants privilégiés, très brefs, où il prend conscience de l’éternité.

On a cru que l’éternel était contenu dans cet instant particulier. Sans doute à cause du caractère contradictoire de l’angoisse, on l’a représenté, par opposition à l’immortalité figurée par une ligne idéale sans fin, par un point idéal sans épaisseur situé sur cette ligne. On a cru qu’il s’agissait de deux infinis opposés mais de même nature.  
Or, c’est là qu’est l’erreur. Elle est née du fait que, lorsque nous pensons à l’instant où nous avons conçu l’éternel, nous la plaçons dans la succession de nos souvenirs. De même qu’une fenêtre s’ouvre en rompant la continuité d’un mur plein.  Mais l’éternel ne peut pas être contenu dans une parcelle de temps. Cet instant privilégié, si nous l’examinons plus profondément, en lui-même, apparaît comme étranger au temps, sans représentation spatiale possible. Il apparaît comme qualité pure, tandis que l’immortalité est succession quantitative. Son symbole, son signe ? Non pas une entité mathématique vide d’existence réelle, mais un objet concret, privilégié, sonore ou coloré, harmonie génératrice d’émotion, œuvre d’art chargée de qualités savoureuses.

L’éternel porte la qualité, et l’instant indique l’éternel. L’erreur de Bergson qui mit la qualité dans la durée vient d’une confusion entre l’instant et le présent. Le présent est sur la ligne temporelle car il n’existe que par rapport au passé et à l’avenir, surtout. Il suppose toujours une suite qui, elle-même, devenue présent, tend à se perpétuer indéfiniment. Le présent contient cette contradiction de tendre à la limite imperceptible du point et de se détendre en même temps pour fonder l’immortalité. Le présent pur est un fantôme, rien qu’appétition en attente. Mais son désir n’est jamais satisfait, car il ne reçoit que du présent encore et du présent sans cesse.

Le conflit entre le mode éternel et le mode immortel se manifeste donc par l’opposition entre l’instant et le présent – plénitude et vide. Mais s’agit-il vraiment d’un conflit ? Deux notions si radicalement étrangères, l’une à l’autre, ne peuvent guère être ennemies. Entre le présent qui nous angoisse et l’instant qui nous ravit, n’y a-t-il pas un pacte possible ? Le mot instant signifie non pas moment éphémère qu’il faut saisir comme de la vie qui passe, mais selon sa racine latine instans : affirmation fondamentale d’un sujet transcendant. Il se suffit à lui-même, mais pour s’affirmer, il se manifeste dans le présent. C’est ici le point délicat. Par un acte mystérieux, l’être de l’instant peut combler de sa plénitude l’attente vide du présent et lui conférer sa « présence ». L’éternel s’insère dans l’immortelle durée et lui donne sa saveur ; alors seulement on peut parler d’une durée qualitative, mais ce n’est plus de la durée pure. C’est la réconciliation entre l’individu contingent et la personne essentielle qui lui donne sa transcendance. Le premier dure avec l’histoire, la seconde « est » dans l’éternel ; mais sans lui, elle ne pourrait pas s’actualiser. De même le regard du poète sur l’absolu a besoin de l’œuvre finie pour prendre son exacte saveur, sa qualité nécessaire.

Si je pense la mort dans la durée, c’est qu’elle est par rapport au moi d’aujourd’hui un événement futur. Mais qui m’empêche de supposer qu’au moment précis où je mourrai, je la verrai sous un autre jour, non pas événement temporel, mais acte irréductible extra-temporel ? J’ai déjà l’expérience du sommeil. Au moment où le moi tombe dans le gouffre béant de l’inconscience, il a franchi sa limite sans le savoir lui-même, car la conscience a ceci de particulier que nous ne savons pas que nous la perdons. Je ne sais donc rien sur le grand passage.

Mais, je sais que quelques secondes avant lui, mon être, déjà délié de la durée, tombe de tout son poids vers le repos du sommeil. Ce n’est pas spontanément que Baudelaire a pu écrire : « J’ai peur du sommeil comme on a peur d’un grand trou » car le sommeil, lorsqu’il approche, est doux et séduisant. Le moi fatigué – le moi spirituel sans doute – tend vers lui et cherche à s’abandonner en lui, comme en une substance étrangère qui va le porter durant son repos. Substance plus subjective que le moi lui-même ?  Y aurait-il un moi plus moi que ma propre conscience, insaisissable dans la veille, inexploré puisqu’il est par-delà ma conscience – un moi transcendant ? Or, quand le moi conscient repose, le temps est aboli. Pour ma durée interne, aucun espace ne sépare la pointe du rivage d’où j’ai plongé hier au soir et la limite de celui où j’aborde ce matin. Il faut donc que cette mystérieuse substance, qui vient de me rendre à moi-même, soit étrangère à la durée. Tout ce que je sais d’elle c’est qu’elle est éternelle.

Le mystère est insondable sur l’abolition de la conscience. Interrogeons son origine. Lorsqu’une idée me vient, pour peu qu’elle soit profonde et vraiment mienne, elle jaillit brusquement ; je ne l’ai ni voulue, ni cherchée, ni construite consciemment. Elle est l’inconnue qui fond sur ma pensée comme un aigle ; elle vient d’un autre monde, étrange comme un éclair. Au moment où j’affirme cette vérité, où je la contemple dans l’intuition fondamentale de ma pensée, où tout mon moi adhère à cette vérité qui le transporte hors de lui-même, sans le domaine de l’inconditionné, de ce qui « est », le moi adhère à l’éternel. L’acte de pensée n’a pas d’histoire mais « est » instantanément lui-même. Sa source ne se trouve pas dans le temps, mais dans l’éternel.

Ainsi le moi naît de l’éternel et s’achève en l’éternel. Mais ici les termes sont faux : il ne peut plus s’agir de naître et de s’achever, puisque l’histoire est niée ; il n’est plus question de l’être. Ce sujet absolu en lequel la conscience abolie se repose, cette cause inconditionnée de ma pensée n’est pas étrangère à mon être ; il en est même la substance la plus intime, le « sujet du sujet ». C’est pourquoi le regard de la conscience réflexive ne peut se fixer sur lui ; il la transcende, il est ce qui est moi hors du temps, c’est-à-dire le moi éternel.

De ce moi éternel, nous avons donc une expérience rapide (comme une promesse), terme encore inexact puisqu’il suppose le temps. Car nous n’expérimentons pas l’éternel, nous le devinons, de même qu’au-delà du rythme et des images harmonieusement agencées d’un poème, nous devinons l’état d’âme initial - de même que le croyant, au-delà des rites et des figurations, devine le mystère sacré de son dieu. Deviner ne veut pas dire supposer mais affirmer une réalité rendue nécessaire par des indices. Les indices de l’éternel, nous les avons expérimentés : ils sont dans la satisfaction avec laquelle nous nous abandonnons au mystère de l’inconscience, sans l’avidité avec laquelle nous cherchons à faire coïncider la conscience avec un objet éternel qui l’absorbe. Les indices de l’éternel sont dans ce besoin de stabilité qui nous pousse à supprimer l’irréversibilité de la durée fuyante pour nous rendre maîtres de ce temps que nous tournons et retournons sur lui-même. Mais le désir de disposer du temps ne peut appartenir qu’à un être qui le transcende par son éternité.

Dans quelle condition s’opère l’inexplicable fusion qui fait disparaître l’angoisse ? Il faut que la notion de la continuité temporelle soit perdue, débordée en tous sens par le sentiment de l’éternel. Alors, ce n’est pas le temps qui est nié, mais l’immortalité. Le temps subsiste dans sa nature propre de cadre de la sensibilité ; il permet la saisie de l’éternel, mais alors on ne pense plus à lui, car il est comblé. Au contact de l’être éternel transcendant le devenir, tout rêve s’évanouit. Or l’immortalité n’est qu’un rêve, celui que construit l’âme angoissée qui espère, en prolongeant indéfiniment la vie, atteindre l’être absolu auquel elle aspire.

Donc, plus le contact avec l’être éternel est intime, moins on s’attache à l’immortalité, plus on se détache de la vie qui n’est qu’une promesse perpétuelle. Ainsi, dans le conflit qui l’oppose à la vie, c’est l’être éternel qui l’emporte ; il ne détruit pas la vie ; il l’inonde au contraire de sa plénitude et de sa signification. Mais cette victoire est rarement complète, car le temps résiste, poussant l’homme à voir dans la mort un terme et en même temps le seuil d’une vie immortelle.

L’homme en proie à sa sensibilité, c’est-à-dire victime du temps, a toujours tendance à rejeter l’éternel « après la mort ». Il oublie qu’entre l’éternité et l’immortalité, il y a une différence de nature parce qu’il n’a pas assez profondément connu à quel point l’éternel est qualité. Et la raison profonde de cette insuffisance est dans la dualité originelle de sa nature qui l’oblige à penser alors que le monde extérieur est immuable et à juger alors que son essence mystérieuse est éternelle. Ici, la philosophie n’a plus rien à dire ; c’est le rôle de l’éthique d’éloigner le plus possible de l’homme le rêve de l’immortalité pour lui faire goûter le plus intensément possible la réalité de l’éternel.

Enfin, c’est peut-être le rôle de la foi de lui faire concevoir la mort comme – selon le mot de Kierkegaard – le « saut qualitatif » qui par l’acte inverse de celui qui explicite le moi par le péché – le fixe dans l’éternité où l’affirmation totale de l’être ne laisse pas la moindre place au fantôme inconsistant d’une vie immortelle.

Ce moi éternel pourrait-il nous guérir de l’angoisse de l’immortalité ? Lorsque je le pressens, c’est comme une région de paix qui m’appelle, une région où la ligne du temps n’existe plus, où je n’ai plus le soucis de nier la mort ou de la désirer. Il n’y a plus le vide, l’ennui, mais la plénitude de l’être. Mais cette région n’est jamais atteinte. Le moi présente cette étrange contradiction d’être éternel et de se dérouler nécessairement dans le temps. Les rares moments où sa destinée éternelle se dessine au loin, comme une promesse, sont des moments d’infidélité à la vie.

Seule une image peut donner une idée de ce qu’ils sont : le regard du prisonnier, au-delà d’une fenêtre, vers le ciel infini. La prison figure la vie parce qu’elle est limitée non pas par la mort – puisque celle-ci m’échappe – mais parce qu’elle n’a qu’une seule dimension, la longueur. Les analyses de Bergson n’ont pas pu arracher la notion du temps à sa figuration spatiale ; son analyse de la durée qui veut être consolante n’en est que plus désespérante : Bergson veut y mettre l’éternel et, par là, le réduire à l’immortel, à savoir à la succession indéfinie, c’est-à-dire à l’ennui. Bergson ne sort pas de sa prison l’homme qui n’aspire pourtant qu’à s’évader.

Car l’homme a besoin des trois dimensions, et surtout de la profondeur qui figure la négation de l’espace. Le pressentiment du moi éternel ne guérit donc pas l’angoisse, puisqu’au moment où il se produit, je reste prisonnier du temps. Mais c’est lui au contraire qui en est la cause profonde. Car l’angoisse naît-elle de la séparation ? Sans le sentiment de l’éternel, je n’aurais pas créé le concept d’immortalité. Car le premier n’est donné avec l’être, il appartient à mon essence d’homme, tandis que le second en lequel réside mon angoisse est né du conflit entre cet être qui est moi et la vie qui m’arrache à ce moi avide d’impassible, pour m’entraîner à travers la succession mouvante du devenir. C’est le conflit de la séparation qui a entraîné Platon, les fondateurs de paradis et les promoteurs de la survie, à prolonger indéfiniment la ligne de la durée et à confondre avec l’infini de l’éternité, l’indéfini de l’immortalité.

La source de l’angoisse de l’immortalité n’est pas dans le fait de la mort, mais dans le conflit de la vie et de l’être, du moi historique et du moi essentiel. Le premier ne peut être qu’immortel car tout personnage historique affirme sa survie, sa mort n’étant que le point de départ de sa vie historique. Mais le moi essentiel se refuse à cette vie vaine et suspendue à des conditions contingentes ; et pourtant il ne peut prendre conscience de lui-même et s’affirmer que s’il accepte ce pacte ? C’est en ce conflit que sont contenus tous les problèmes irrésolus : l’histoire suppose un Dieu éternel qui la transcende, mais puisqu’elle est histoire, elle place sa manifestation soit à une origine temporelle (récit de la Genèse) soit au terme de la ligne du temps (Jugement dernier), ce qui est une absurdité car il reste à expliquer cette origine et cette fin de la succession historique qui, par définition, n’a ni origine ni fin. Cette fin se nie à elle-même : terme, elle est dans le temps, donc affirme l’immortel ; mais mort, elle le nie car elle veut affirmer l’éternel. Il faudrait donc la placer hors du temps et nous pourrions dire que tout est une fin perpétuelle, car au même moment apparaît et se nie l’immortalité, se cache et se promet un Dieu éternel. Mais ce Dieu est un non-sens puisqu’il a créé un monde temporel, prisonnier de l’immortalité. Dilemme perpétuel, jeu dialectique qui, pouvant indéfiniment se poursuivre, plonge les hommes dans le désespoir. Mais ce désespoir lui-même est l’indice d’une solution possible.