Pensées philosophiques

La société entrave-t-elle ou favorise-t-elle le progrès de la raison ?

La raison est le système des conditions intellectuelles auxquelles sont soumises les opérations par lesquelles nous jugeons, comprenons, connaissons l’univers et par lesquelles nous pensons. Penser n’est pas connaître. On peut penser Dieu, penser une utopie, sans connaître, mais quoi que ce soit que l’on pense ou connaisse, on ne peut connaître qu’en se soumettant à un système de conditions intellectuelles qui ne sont pas des lois, car elles n’ont rien de commun avec les règles de la nature. Ce sont des règles ou des normes, elles ont un caractère normatif, elles ne s’imposent pas à la pensée comme la loi de la pesanteur s’impose au corps, elles se proposent à la pensée comme des règles auxquelles celle-ci doit se soumettre si elle veut agir avec rationalité. L’efficacité de ces conditions intellectuelles réside en ceci que, si je me soumets à elles et à leur contrôle, je pense rationnellement.

Penser rationnellement c’est penser de telle sorte qu’il y ait dans le jugement que nous énonçons, dans le raisonnement que nous formulons, une intelligibilité de droit, une vérité qui puisse être partagée par toute autre conscience. Cette vérité est une nécessité qui n’a comme règles, elles-mêmes, aucun rapport avec la nécessité physique, une nécessité intellectuelle à laquelle une intelligence ne saurait se refuser sans se suicider.

Penser rationnellement c’est penser de la manière contraire à celle qui consisterait à écouter nos instincts, tendances, préférences, subjectives ou individuelles.

Penser rationnellement c’est s’interdire de laisser s’insinuer dans les jugements que nous formulons un point de vue dont nous saurions qu’il ne vaut que pour nous, individus, et que nous ne saurions justifier en droit pour d’autres consciences.

Penser rationnellement c’est penser de telle sorte qu’il y ait dans ce que nous énonçons une nécessité intellectuelle et non un point de vue subjectif et individuel.

Penser rationnellement c’est penser objectivement, objectivement ne voulant pas dire ce qui concerne l’objet mais s’opposant à subjectif et individuel.

Le sujet n’est pas l’individu. Dans toute connaissance, le sujet intervient : ce qui ne veut pas dire l’individu avec ses tendances. Le sujet c’est la conscience en tant que cette conscience est capable de raison et exerce un certain nombre de fonctions. Pas d’objet sans sujet veut dire pas de connaissance sur le monde qui ne soit en rapport avec la conscience elle-même. Subjectif ne veut pas dire relatif au sujet, mais individuel.

La rationalité est à la racine de la Science comme de la Moralité, ce qui ne veut pas dire que science et moralité ne comprennent pas d’intervention du sujet. Science et Moralité comportent l’intervention toujours agissante du sujet qui fait la Science, du sujet qui décide de l’action morale. Le sujet demande alors pour lui l’autonomie intellectuelle et morale, l’autonomie n’étant pas l’indépendance de l’individu vis-à-vis de toute discipline et contrainte car alors autonomie n’aurait aucun rapport avec rationalité.

Ici nous touchons à la partie la plus délicate de cette réflexion. Il y a contradiction apparente entre autonomie et rationalité, nous devons donc montrer qu’elle n’est qu’apparente. L’autonomie semble indiquer le refus de règles non produites par nous-mêmes pour nous-mêmes. C’est cette contradiction qui suscite le problème. La pensée rationnelle dans les Sciences et dans la vie morale comporte ces deux caractères opposés à première vue : de se présenter comme ayant une valeur nécessaire, une universalité de droit et non pas de fait et ne relevant que l’énergie du sujet qui l’a produite et qui l’énonce et comme ayant sa source dans l’autonomie de la conscience. Une vérité qui s’imposerait à nous du dehors et ne prendrait pas source dans l’énergie du sujet produit n’aurait de vérité que le nom. De même que pour le théorème de Pythagore, nous ne le recevons pas comme imposé, nous le recréons et le repensons comme si, nous-mêmes, inventions cette vérité : « Was du ererbt von deinen Vätern hast, / Erwirb es, um es zu besitzen » (Ce que tu as hérité de tes pères, acquiers-le afin de le posséder) - Goethe, Faust, I, vers 682-684.

Une vérité est une vérité si nous sommes responsables du jugement que nous énonçons, elle témoigne une autonomie réelle dans la production du jugement – et il faut aussi qu’elle soit universelle, sinon en fait, en droit. L’universalité est le caractère du jugement qui doit être partagé par toute autre conscience si toute autre conscience pense rationnellement.

Mais il arrive qu’une assertion ne ralliant pas tous les suffrages, ne présentant pas une universalité de fait a cependant une universalité de droit, c’est-à-dire qu’elle devrait être partagée par toutes les consciences pensant rationnellement. L’universalité est le caractère profond de la nécessité intellectuelle. Une proposition n’est pas universelle parce qu’elle est admise par tous, mais parce qu’en droit elle est nécessaire. Si son universalité de droit n’est pas accompagnée d’une universalité de fait, c’est que le nombre numérique des consciences n’a pas fait effort pour heurter ou détruire des habitudes intellectuelles ou des vérités antérieurement démontrées.